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Après avoir reproché aux pays occidentaux leur  complicité avec les  régimes tunisien et égyptien, il peut sembler  incohérent de s'opposer à  une intervention militaire en Libye. C'est  cependant le but de cet  article. Dans un premier temps, nous nous  interrogerons sur la légalité  de cette guerre. Dans un second temps,  nous essayerons de montrer que,  d'un point de vue moral, elle est  totalement illégitime. Pour  terminer, nous expliquerons pourquoi, selon  nous, il est extrêmement  dangereux de la soutenir selon le principe que,  dans tous les cas, elle  permettra quand même de mettre un terme aux  massacres
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      Une guerre légale ?
       
       
     On a beaucoup insisté dans les médias  sur le fait que la guerre  contre la Libye avait été autorisée par  l'ONU. Le 18 mars 2011, on  lisait en une dans Le Soir que le Conseil de  Sécurité avait « approuvé  le recours à la force ». Dans La Libre  Belgique, il était écrit que  l'ONU avait donné son « feu vert à des  raids (1) ». Une intervention  militaire, dès lors, pouvait être  considérée comme légale en regard du  droit international.
        
       
     Bien qu'un recours à la force ait  effectivement été autorisé par  le Conseil de Sécurité de l'ONU, il  convient de lire attentivement la  résolution 1973 pour mesurer les  conditions de ce recours. Le texte  prévoit un usage de la force dans  deux cas précis. Tout d'abord, « pour  protéger les populations et les  zones civiles menacées d’attaque en  Jamahiriya arabe libyenne », ensuite  « pour faire respecter  l’interdiction de vol imposée » dans la même  région. Toute intervention  ne respectant pas ces deux objectifs  enfreindrait donc le droit  international.
        
       
     Or, on a pu lire dans La Libre  Belgique que la résolution a pour  but, « sans le dire officiellement »,  de « destituer Mouammar Kadhafi  (2)  ». Dans Le Soir, Baudoin Loos a  même parlé – tout naturellement –  de « coalition anti-Kadhafi mandatée  par l'ONU(3) ». Dans les deux cas,  de petits écarts par  rapport au droit ne semble pas gêner nos  journalistes, les mêmes qui,  rappelons-le, ont mis tant d'énergie à  souligner la légalité de la  guerre. Par ailleurs, il va de soi que si  le but de l'intervention était  réellement de protéger les civils, le  cessez-le-feu décrété par  Tripoli, s'il était respecté, aurait dû  mettre un terme aux projets de  bombardements. Mais un tel scénario,  pour le journaliste Vincent Braun,  aurait été inacceptable. Selon ce  dernier, « il serait dommage que la  communauté internationale se voie  contrainte de renoncer à  [l']application » de la résolution si, les  combats terminés, « la  protection de civiles [était] assurée (4) ... ».  L'objectif des  bombardements est donc clair, il s'agit, plutôt que de  protéger des  civils, d'en finir avec le régime de Kadhafi. Cet objectif  a d'ailleurs  été clairement exprimé par le premier ministre Yves  Leterme, qui, selon  Le Soir, a affirmé que le but de la communauté  internationale était de  « déloger » le colonel(5). Or, considérée sous  cet  angle, la guerre contre la Libye ne respecte pas le cadre fixé par  la  résolution de l'ONU. Elle est donc tout simplement illégale.
        
       
     Mais les partisans des bombardements  objecteront que c'est d'un  point de vue moral, et en raison de « nos  valeurs », qu'il convient de  soutenir la guerre contre la Libye. Pour  répondre à cet argument, nous  prendrons trois des conditions  généralement exigées pour parler de  guerre juste, et montrerons en quoi  elles ne sont pas ici respectées.
        
       
      Une guerre morale ?
       
       
     Épuisement des ressources pacifiques
        
       
     Une première condition, pour parler  de guerre juste, est d'avoir  épuisé les solutions diplomatiques et  pacifiques avant de recourir à la  force. Dans le cas de la Libye, où  s'affrontent deux groupes armés,  cela consisterait en une offre de  médiation. Or, ni l'Europe ni les  États-Unis n'ont fait une telle offre.  Ils se sont bornés, tout comme  l'ONU, à poser des ultimatums  unilatéraux à Kadhafi. Le Venezuela, en  revanche, a proposé une  « mission de médiation internationale formée de  représentants de pays  d'Amérique latine, d'Europe et du Moyen-Orient  pour tenter de négocier  une issue entre le pouvoir libyen et les forces  rebelles (6)  ».  Selon Al Jazeera, qu'on ne peut suspecter d'être  pro-Kadhafi, cette  offre avait été acceptée par le gouvernement libyen  et refusée par  l'opposition, la France et les États-Unis (7) . Toute  sortie de crise  pacifique n'était donc peut-être pas compromise.  Pourquoi, dès lors,  l'Occident ne s'est-il pas engagé sur une telle  voie si son but était  bel et bien de « protéger les populations et les  zones civiles », comme  le prévoit la résolution de l'ONU ? Encore une  fois, il semble que ce  soit avant tout un changement de régime qui  motive nos dirigeants à  passer à l'action. Bombarder la Libye leur  paraît plus important que de  mettre fin aux massacres.
        
       
     Des chances de succès
        
       
     Une deuxième condition, pour parler  de guerre juste, est de s'être  assuré que la situation après la guerre  sera meilleure que celle  avant. Bien qu'on ne puisse jamais être certain  des résultats d'une  intervention militaire, il convient d'évaluer les  risques occasionnés  par celle-ci et les chances de succès. Or, que nous  enseignent les  exemples d'interventions occidentales dans le monde ?  Depuis 1945,  aucune d'entre elles ne s'est soldée par des résultats  positifs. Nous  ne parlerons pas ici, pour prendre un exemple récent, de  la guerre en  Afghanistan (10 000 civils morts), ni de celle en Irak (100  000 civils  morts), mais de celle du Kosovo qui, sur bien des points,  ressemble au  cas de la Libye. En 1999, prétextant un génocide (8) ,  l'OTAN s'est  lancée dans une campagne de bombardements de 78 jours  contre la Serbie.  Ce pays avait eu le malheur de riposter aux attaques  armées d'une  guérilla albanaise indépendantiste dont, ironie du sort, on  apprenait  récemment dans La Libre Belgique qu'elle n'était peut-être  pas la  glorieuse équipe de résistants que le journal avait soutenus dix  ans  plus tôt (9) .
        
       
     Mais venons-en aux conséquences des  bombardements. Avant ceux-ci,  la situation au Kosovo avait été décrite  par une mission de l'OSCE  comme un échange de combats entre les forces  de l'ordre yougoslaves et  la guérilla albanaise dans les zones où  celle-ci était présente (10) .  Depuis 1998, ces combats avaient fait  selon Amnesty plusieurs centaines  de morts dans les deux camps et causé  la fuite de milliers de gens  (11) . Le 15 mars 1999, le nombre total de  réfugiés culminait à 311  000(12). Grâce à l'intervention  de l'OTAN, ce chiffre grimpa en  quelques jours à près d'un million (13)  . Les sévices, viols et  massacres ont également monté en flèche, la  répression serbe s'est  intensifiée, faisant de nombreuses victimes, et  au moins 500 civils  yougoslaves ont été tués par l'Alliance (14) . Une  étude d'un groupe  d'économistes a par ailleurs établi que la guerre  avait fait chuter le  PIB serbe de 40%, mis au chômage 250 000  travailleurs et réalisé  quelques 26 milliards de dollars de destructions  matérielles (15) . Une  fois la « paix » rétablie par l'Occident, les  non-Albanais furent  victimes – selon l'ONU – d'« un climat de violence  et d'impunité, de  discrimination généralisée, de harcèlements et de  menaces », qui poussa  « plusieurs centaines de milliers » d'entre eux à  fuir le Kosovo (16) .  Aujourd'hui, ils sont encore 220 000 à vivre  réfugiés dans le reste de  la Serbie (17). Et alors que l'entièreté du  territoire est toujours  quadrillée par des patrouilles internationales,  Human Rights Watch  écrivait en 2010 que « la situation politique  instable, les perp-étuels  incidents inter-ethniques [275 en 2009] [...]  et les mauvaises  conditions -économiques » ne permettent pas d'envisager  leur  retour(18). On ne peut donc pas vraiment dire que  le bombardement de la  Serbie – comme par ailleurs les invasions de  l'Afghanistan et de  l'Irak – ait amélioré la situation sur place.  Pourquoi penser que ce  sera le cas en Libye ?
        
       
     Des buts uniquement humanitaires
        
       
     Une troisième condition, pour parler  de guerre juste, est que  l'intervention ne soit motivée que par des buts  humanitaires. Il ne  peut y avoir d'autres enjeux, notamment  économiques. La Libye, comme on  le sait, est un pays producteur de  pétrole. Si elle n'est pas le plus  important exportateur des pays  arabes, ses réserves sont tout de même  suffisamment grandes pour  susciter des convoitises. Or, bien que ces  dernières années – et  notamment dans le contexte de l'après-11  septembre – le régime de  Kadhafi se soit de plus en plus conformé aux  volontés de l'Occident, il a  toujours conservé une politique économique  relativement indépendante  par rapport aux autres pays du Maghreb.  Péché mortel qui, déjà en 1986,  lui avait valu d'être bombardé par les  États-Unis. La carte du  Proche-Orient se redessinant, il n'est pas  insensé d'imaginer que la  Libye – avec ou sans son colonel – aurait pu  revoir ses alliances et  participer, avec ses voisins tunisien et  égyptien, à une union  économique locale et autonome. Un tel scénario,  naturellement, aurait  été un coup de plus porté à l'Occident. Aussi  était-il sans doute plus  prudent d'intervenir militairement pour  s'assurer que, si Kadhafi  tombait, son successeur serait en partie  redevable de sa prise de  pouvoir aux « démocraties ». En outre, une  telle intervention avait le  mérite de redorer le blason de l'Europe et  des États-Unis, ouvertement  compromis par leur soutien aux dictatures  arabes.
        
       
      Conclusion
       
       
     La guerre contre la Libye est une  guerre dont les enjeux ne sont  pas humanitaires. Elle a été entreprise  sans tentatives préalables de  résolution pacifique et rien ne laisse  penser qu'elle améliorera la  situation sur place. Une telle guerre n'est  ni juste ni morale. Comme  on l'a montré plus haut, il se pourrait même  qu'elle soit illégale.
        
       
     Certains, bien sûr, objecteront que  l'on ne peut attendre  indéfiniment, que rien ne nous dit que  l'intervention ne sera pas un  succès et que, quand bien même il y aurait  des enjeux cachés, elle  permettra néanmoins de se débarrasser d'un  dictateur et de mettre fin à  des massacres ayant cours en ce moment.  C'est vrai, peut-être que  l'intervention mettra un terme aux massacres.  Peut-être aussi qu'elle  permettra de se débarrasser de Kadhafi. Mais il  faut bien être  conscient que raisonner de la sorte, c'est tomber dans le  piège que  nous tendent nos dirigeants. C'est accepter que, à la  première  occasion, ils se servent du moindre drame – réel ou inventé –  pour  justifier des interventions qui n'ont en fait comme autre objectif  que  de maintenir par la force un ordre économique mondial profondément   injuste et inhumain. C'est pourquoi, pour mettre un terme, non pas à la   brutalité d'un Kadhafi, mais à la nôtre, il faut refuser d'emblée de   jouer le jeu de nos gouvernements, et s'opposer fermement à la guerre   contre la Libye.