Une "puce" chinoise électrise La Roque-d'Anthéron

Orang Malang

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23 Oct 2005
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常熟,江苏
LE MONDE du 25 Juillet 2011

La Roque-d'Anthéron Envoyée spéciale - C'est curieux comme le succès donne parfois aux événements une forme d'abstraction : ainsi le Festival de La Roque-d'Anthéron, qui ouvrait ce 22 juillet sa 31[SUP]e[/SUP] édition, soit quatre semaines de 84 concerts payants (et 13 gratuits) jusqu'au 21 août. Les 30 ans du festival en 2010, la disparition de son président fondateur Paul Onoratini (relayé par ses fils Jean-Pierre et Michel), ont marqué un cap, confirmé un ancrage, dont témoigne cette année le nouveau visuel du festival. Une silhouette sombre de ce que l'on pourrait appeler, à l'instar du centaure homme-cheval, un "pianaure" - le prolongement d'un homme au bout d'un piano.


Mais les pianistes de La Roque-d'Anthéron, pour mythologiques qu'ils puissentparaître, sont bien vivants et parfois d'assez méchante humeur si l'on en juge par la prestation du colosse Boris Berezovsky dans le Deuxième concerto pour piano op. 83, de Brahms, qui remplaçait son compatriote, le non moins colossal Arcadi Volodos, terrassé par une otite. Est-ce la performance très inégale de l'Orchestre symphonique de la RAI qui ouvrait le concert avec la Symphonie n° 3 op. 44, de Rachmaninov, sous la direction de son chef principal, le jeune Slovaque Juraj Valcuha ? Cette formation, reconstituée en 1994 à partir des quatre anciens orchestres de Milan, Naples, Rome et Turin, peine visiblement à retrouver le lustre de ses origines turinoises de 1931.


Boris Berezovsky est au piano comme dans la vie. Sans langue de bois. Jouissif àobserver, grand fauve et prédateur à la fois. Lui-même ne s'en cache pas. "Je poursuis les notes comme des chasseurs leurs proies, confiait-il en juillet dans une interview mise en ligne sur le site Jejouedupiano.com. La musique n'a pas à s'embarrasser de considérations annexes : on ne doit la rendre ni philosophique, ni littéraire, ni picturale."


De fait, Boris Berezovsky n'a eu comme considérations annexes que le manque de temps pour répéter avec les musiciens italiens et cela s'entend, que ce soit en termes de tempos ou de choix stylistiques. Son jeu ressemble à une admonestation permanente, et l'on sent le pianiste frustré d'avoirmener sa barque autrement qu'à sa guise. Les trois bis qu'il assènera tambour battant au public auront la saveur d'une revanche personnelle - Danse hongroise n° 1, de Brahms, le deuxième des Préludes, de Gershwin, et Asturias de la Suite espagnole n° 1, d'Albeniz.
Le concert du lendemain, samedi 23 juillet, ressemblait à première vue au précédent. Après Brahms et Rachmaninov, Rachmaninov et Tchaïkovski. Reste que l'armoire à glace russe a cédé la place à une "puce" chinoise de 24 ans, Yuja Wang, rivale désignée de la star au jeu et à la chevelure en pétard, son compatriote Lang Lang. C'est elle qui l'a "remplacé" chez Universal (sous le prestigieux label Deutsche Grammophon) après qu'il a été "racheté" par la multinationale japonaise Sony, en 2010, pour 3 millions de dollars (2,08 millions d'euros).


La poupée chinoise vêtue d'une longue robe moulante est arrivée sur ses hauts talons en strass, avec sa tête ronde, sa coupe courte branchée et sa démarche de gamine dégingandée. A ses côtés, un vénérable à chevelure blanche, légèrement paternaliste, le chef d'orchestre polonais Antoni Wit, à la tête de son Orchestre philharmonique de Varsovie. "C'est le moment que je préfère quand j'arrive sur scène, je m'assieds-là, ma mélodie commence. C'est tellement intense, tellement russe, ce sont deux pages de partition à faire d'une traite", explique celle que l'on a surnommée "les Doigts volants". Il est vrai que sa dextérité n'est pas sans rappeler les passes d'armes du célèbre Tigre et Dragon, de Ang Lee !

Yuja Wang est en terre familière dans ce Troisième concerto en ré mineur op.30, de Rachmaninov, qu'elle a déjà baladé un peu partout, mais n'a pas encore enregistré, au contraire du Deuxième concerto récemment gravé avec Claudio Abbado et le Mahler Chamber Orchestra."C'est comme la Grande Muraille de Chine : c'est difficile d'en avoir une vue d'ensemble", affirme-t-elle avec une naïveté que dément un jeu particulièrement construit sinon inspiré. Impressionnante donc, l'enfant prodige dont son professeur devait refréner la rapidité et la nervosité. Impressionnante aussi par les couleurs multiples d'un jeu sans esbroufe. Et ce dès la première phrase de l'"Allegro non tanto" non pas chantée mais fredonnée au mitan du piano. Le public attendra longtemps un bis qui ne viendra pas : Rachmaninov n'en avait pas donné non plus à l'issue de la création à New York le 28 novembre 1909.


La Symphonie n° 6 en si mineur op.74, dite Pathétique, de Tchaïkovski, témoignera de l'affinité élective qui l'unit aux musiciens polonais, oeuvre rebattue certes, mais dont l'audition renouvelle à chaque fois l'énigme et la beauté singulières de ce qui fut pour Tchaïkovski un triomphe posthume.

Festival international de piano de La Roque-d'Anthéron, parc du Château de Florans, à La Roque-d'Anthéron (Bouches-du-Rhône). Les 22 et 23 juillet. Jusqu'au 21 août. Tél. : 04-42-50-51-15. De 15 € à 51 €. Sur le Web : Festival-piano.com.