http://www.lenouveleconomiste.fr/antoine-brunet-la-chine-veut-semparer-du-monde-3558-8223/
Une mise en perspective inédite, éclairante et surtout alarmante des ambitions chinoises
Il faut lire attentivement cet entretien. Si la vision du monde de l’économiste qui s’exprime ici est la bonne, alors il faut vite nous ressaisir quand il est encore temps pour échapper à… la domination chinoise sur le monde. Car pour Antoine Brunet, il ne fait pas de doute que la Chine entend devenir “le nouveau maître du monde” à la place des Etats-Unis et de l’Occident. Pour tracer cette perspective inquiétante, l’expert pratique un mélange de genres trop peu pratiqué : il mobilise son savoir économique et son aptitude à prendre en compte la dimension géopolitique des rapports de forces. Il décortique dans le détail la stratégie mercantiliste de la Chine. Féru d’histoire, Antoine Brunet sait aussi combien les acteurs peuvent peser sur le cours des événements. Et pour lui, l’évidence est là : les Chinois ont désormais la main. “La crise de l’euro à laquelle les Chinois ne sont pas pour rien a fourni à Pékin les moyens d’accélérer son projet hégémonique”, lance-t-il. Lucidité exagérée d’un économiste obsédé par son sujet ? En partie peut-être. Mais sans aucun doute un exercice salutaire par ces temps de “chinomania” aiguë et aveugle.
Au lieu de tenter de mettre en équation le monde, il aurait été bien plus utile de focaliser toute l’attention sur l’énorme pays totalitaire qui a surgi dans la globalisation : la Chine ! Comme toutes les puissances ascendantes, ce pays met en œuvre une stratégie de conquête basée sur un mercantilisme forcené. Or ce dernier n’est rien d’autre qu’une forme de cannibalisme économique passant par la formation de gigantesques excédents commerciaux au bénéfice du pays à la manœuvre et leurs symétriques, les déficits tout aussi gigantesques infligés aux rivaux. Par le passé, l’Angleterre, les Etats-Unis, le Japon ont successivement pratiqué cette politique de recherche permanente d’excédents par tous les moyens et artifices au détriment de leurs concurrents. C’est depuis quinze ans le tour de la Chine. En engrangeant des excédents, la puissance mercantiliste cherche à obtenir pour elle une croissance saine et robuste tandis que les pays déficitaires voient leur croissance s’affaiblir et devenir de plus en plus artificiel et problématique et s’exposent à la déstabilisation. Le mercantilisme est un système par essence déséquilibré : les pays excédentaires recueillent tous les avantages, les autres tous les problèmes. Les bons apôtres du “gagnant-gagnant” du libre-échange nous trompent. C’est une loi de l’histoire : les états créanciers finissent toujours par imposer leurs règles du jeu, et par se payer, en cas d’insolvabilité, en s’emparant des actifs réels des Etats débiteurs ou en s’emparant même de leur souveraineté.
La double option du capitalisme et du totalitarisme
Retour au capitalisme et totalitarisme politique : ces deux options, prise la première par Deng Xiaoping en 1978 et confirmée pour la seconde en 1989 avec les massacres de Tien an men, expliquent les succès économiques du pays obtenus par la Chine depuis lors. Un constat déchirant à dresser car il tend à prouver que le capitalisme totalitariste est plus efficace économiquement que le capitalisme démocratique. Quant à l’idée que le capitalisme porte avec lui l’avènement de la démocratie – l’élévation du niveau de vie de la population incitant cette dernière à exiger les libertés –, la Chine administre depuis 20 ans la preuve de son inanité. La population chinoise reste toujours terrorisée par un régime pour qui la préservation de son pouvoir a justifié dans le passé une répression monstrueuse. Le parti communiste chinois va mobiliser une stratégie tous azimuts avec un seul objectif : bâtir un rapport de forces international à l’avantage de la Chine.
La pression pour le maintien des coûts du travail au plus bas
L’arme essentielle est le maintien des coûts du travail les plus bas au monde. La Chine dispose en effet des coûts du travail exprimés en dollars bien plus faibles que n’importe quel autre grand pays émergent. Au Mexique, Brésil, Inde, Corée, les coûts du travail sont à peu près quatre fois plus élevés qu’en Chine. En affirmant que les coûts chinois étaient 40 fois plus faibles que dans les pays développés – ce que l’on a longtemps avancé –, on était très loin du compte. Un écart de 1 à 80 est bien plus près de la réalité si l’on en croit les chiffres donné en 2004 par un grand groupe manufacturier. Il est vrai que les salaires minimums ont été augmentés de 20 % en 2010. Une telle mesure ne modifie toutefois pas les ordres de grandeur. Le relèvement demeure on ne peut plus modeste et on ne sait d’ailleurs pas comment il a été répercuté dans l’échelle des salaires. Pas de quoi accréditer l’idée que le système est en train de changer de pied pour passer d’un modèle de croissance tirée par l’exportation à tout-va à une croissance tirée par la consommation intérieure. Cette dernière reste la portion congrue du PIB (de l’ordre de 33 %), une proportion d’une faiblesse sans équivalent dans les autres pays du monde. Cependant, les autorités chinoises sont tout sauf stupides. Elles sont attentives aux signes de mécontentement, d’où par exemple leur inquiétude face à la hausse des prix des loyers et de l’alimentation. Officiellement, l’inflation est de 5 %. Mais pour le petit peuple, la hausse du coût de la vie en fonction de sa consommation est plus proche de 10 %. D’où la concession sur le salaire minimum.
La performance chinoise consiste à tout faire pour conserver l’avantage compétitif des bas coûts salariaux en s’appuyant sur les ressources du totalitarisme. Le premier facteur – commun à tous les pays émergents – est un chômage rural énorme qui pèse sur la formation des salaires. Mais en Chine, la pression des zones rurales sur les zones urbaines et industrielles est amplifiée par le système des hukou et des min yang. Le hukou, c’est le passeport intérieur maintenu depuis Mao et les min yang sont les personnes titulaires de ce passeport intérieur mais qui ne disposent de quasiment d’aucun droit. Logés dans des dortoirs attenants aux usines, ils sont incapables de revendiquer. Une réalité propre aux régimes totalitaires. Le deuxième élément, c’est la politique de l’enfant unique, deuxième ingérence après le passeport intérieur dans la vie privée des gens. On est ici dans un scénario digne du 1984 d’Aldous Huxley. L’enfant unique est en effet à la base d’un “business model” de la famille spécifique : celui dans lequel les deux conjoints travaillent et confient la garde du petit enfant aux grands-parents : une configuration généralisée où deux salaires nourrissent seulement trois personnes, ce qui réduit considérablement la revendication salariale. Troisième facteur : l’absence de tout droit démocratique. Il n’y a eu aucune élection, ni nationale, ni locale, ni professionnelle depuis 60 ans. Aucun droit d’expression, d’association et de manifestation. Plus fort : le régime parvient même à instiller l’idée que la démocratie est un poison. Il s’appuie sur le relativisme et le confusionnisme en affirmant que les valeurs chinoises ne sont pas les valeurs occidentales et que le modèle totalitaire devrait même servir d’exemple à d’autres pays. La démocratie serait un système inopérant pour mettre en œuvre une vision de long terme, le rythme des élections imposant une gestion court termiste. Quant aux “droits de l’homme”, le régime les caricature comme la revendication de l’individualisme et leur oppose la subordination que chaque individu doit à sa famille et celle que chaque famille doit à la nation. C’est toute l’idéologie de la “société harmonieuse”.
Le verrou monétaire par le contrôle des changes
L’arme la plus décisive reste la monnaie, qui renvoie là aussi aux pratiques d’un Etat totalitaire. Une longue histoire. Il y a vingt ans, les autorités ont bâti un système leur permettant de stabiliser la valeur extérieure du yuan, non sans l’avoir préalablement fortement dévalué. Mais en cette matière, le dispositif essentiel a consisté à maintenir (en dépit même du retour au capitalisme en 1979) le contrôle des changes draconien qu’avait instauré Mao en 1949. Il s’applique à tous, résidents, non-résidents, à l’argent qui entre et qui sort. Et gare aux contrevenants. Ils sont menacés de très fortes amendes, de très fortes peines de prison et à l’extrême, à la peine capitale. De fait, personne ne se risque en Chine à “jouer” avec les yuans. Et pourtant le pays si immense, avec ses millions de kilomètres de frontières, autoriserait n’importe où ailleurs toutes les contrebandes. Mais rien de tel ici, tout le monde se plie à la loi. C’est que derrière la loi, c’est la terreur qui règne. La force du parti communiste chinois est de tirer les leçons des erreurs et des échecs des autres. En matière monétaire, le Japon, sous la pression américaine, a abandonné le contrôle des changes en 1980. Cela ouvrit la voie à la fameuse endaka, un processus de revalorisation du yen, résultant d’entrées massives de capitaux américains orchestrées par Washington qui mirent à genoux l’économie nipponne. Et voilà comment se débarrasser d’un concurrent devenu trop gênant. Analysant cette expérience, les Chinois se sont juré qu’on ne les y prendrait pas, d’où le maintien de ce contrôle des changes. Quant aux devises encaissées par les exportateurs chinois et celles reçues pour financer les investissements directs étrangers sur place, c’est la Banque centrale chinoise qui les rachète aux opérateurs chinois contre yuans sur la base d’un cours administré. Cela vaut pour le dollar mais aussi pour l’euro, le yen, le won, le real. Voilà qui ferme pour longtemps tout mouvement de réévaluation du yuan.
Les termes d’un pacte inégal
Disposant des coûts horaires du travail les plus bas possible dans le monde, la Chine est parvenue à attirer les entreprises multinationales sur le sol chinois sous de multiples modalités : sous-traitance, joint-ventures. Du point de vue de la pure rationalité économique, il est difficile de blâmer ces entreprises d’utiliser un système mis à leur disposition. L’erreur se situe en amont. Elle incombe à quelques groupes comme Wal-Mart, Apple, Motorola qui ont exercé un lobbying surpuissant pour convaincre l’administration Clinton d’accepter l’intégration de la Chine à l’OMC, Washington se laissant fléchir facilement au nom du libre-échange, une faiblesse coupable. Car une fois la porte ouverte devant elle, la Chine s’est trouvée devant un boulevard, attirant les multinationales du monde entier par des perspectives de rentabilité inégalées. Le machiavélisme des Chinois est tout entier ici : ils ont “topé” avec les multinationales via les gouvernements au détriment des intérêts des populations occidentales. Et à chaque fois, les Chinois sauront prendre appui sur le lobby prochinois américain pour étouffer toute velléité de réaménager les règles. Cette capacité d’un pays à organiser une divergence d’intérêt au sein des pays tiers – Apple, Wal-Mart d’un côté, la population américaine de l’autre – est sans précédent dans l’histoire mondiale. Ils sont parvenus à exploser l’axiome constitutif de la symbiose américaine – le fameux “ce qui est bon pour GM est bon pour les Etats-Unis”. Car objectivement, l’intérêt de Wal-Mart à pactiser avec la Chine ne correspondait absolument pas à celui de l’Amérique et de la population américaine. Que pèsent en effet les quelques gains de pouvoir d’achat résultant de l’achat de produits chinois importés moins chers face aux cohortes d’emplois définitivement perdus ?
L’Occident pris au piège chinois
Washington s’est pris au piège chinois. A partir du début des années 90, les Américains ont cru pouvoir user de leur soi disant “begnin neglect”, cette facilité réservée au pays émetteur de la monnaie mondiale de tolérer des déficits extérieurs sans dommage. Mais ce qu’ils n’avaient pas prévu cette fois c’est que la source de ces déficits, au lieu de provenir de multiples pays, se serait concentrée sur un seul, la Chine. Si bien que l’économie mondiale se réduirait à cette équation : déficits américains = excédents chinois. Idem pour bon nombre d’autres pays qui certes vont voir quelque peu augmenter leurs ventes vers la Chine mais dans des proportions sans commune mesure avec l’accroissement de leurs importations de produits chinois. Ne nous trompons : les pays occidentaux constituent le débouché de la production chinoise bien plus que la Chine ne leur sert de débouchés. Meilleure preuve, la part de marché mondiale croissante de produits manufacturés “made in China”. Et la dynamique est bien lancée. Electronique, téléphonie mobile, panneaux solaires, éoliennes, trains à grande vitesse… : la Chine occupent le terrain sur tous les marchés porteurs à venir. Cette situation produit des effets extraordinairement déstabilisateurs sur à peu près tous les pays occidentaux qui sont accablés par des déficits avec la Chine à l’exception d’une poignée (essentiellement Japon et Corée du sud). Les effets de cette déstabilisation ont commencé à se faire sentir durement à partir de fin 2001, date d’intégration de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce, après l’aval donné fin 1999 par l’administration Clinton. En très peu de temps, le déficit commercial américain double de taille, passant de 3 à 6 % du PIB et l’ensemble des pays du G7 passe alors d’une situation d’équilibre à un déficit commercial de 3 %. Une variation que d’aucuns considèrent alors comme anodine alors qu’elle va être tout simplement le facteur déterminant qui, avec un délai de maturation de cinq ans, provoquera la crise du G7 en 2007. Car quand un pays subit un déficit extérieur de 3 % de son PIB, il est obligé, pour maintenir une croissance trimestrielle de 1% de son PIB de rendre sa demande intérieure supérieure de 4% au PIB du trimestre antérieur.Comment ? En créant et en renouvelant un écart égal à 4% du PIB entre l’endettement et l’épargne du pays. C’est cette martingale qu’avaient cru pouvoir jouer impunément les apprentis-sorciers que furent Greenspan et Bernanke. Ils abaissèrent fortement et durablement le prix de l’argent entre 2002 et 2007 pour décourager l’épargne et stimuler l’endettement. Et voilà comment un peu partout, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, les compteurs de l’endettement se sont mis à s’affoler. On connait aujourd’hui la fin de l’histoire : des pays occidentaux exsangues et en pertes d’emplois accélérés. Derrière les délocalisations – phénomène assez marginal si on les réduit stricto sensu aux seuls véritables déménagements d’usines existantes – le plus déstabilisant est l’exacerbation d’une pression concurrentielle qui condamne des pans entiers de notre industrie et qui concentre les investissements manufacturiers sur le seul territoire chinois.
Une mise en perspective inédite, éclairante et surtout alarmante des ambitions chinoises
Il faut lire attentivement cet entretien. Si la vision du monde de l’économiste qui s’exprime ici est la bonne, alors il faut vite nous ressaisir quand il est encore temps pour échapper à… la domination chinoise sur le monde. Car pour Antoine Brunet, il ne fait pas de doute que la Chine entend devenir “le nouveau maître du monde” à la place des Etats-Unis et de l’Occident. Pour tracer cette perspective inquiétante, l’expert pratique un mélange de genres trop peu pratiqué : il mobilise son savoir économique et son aptitude à prendre en compte la dimension géopolitique des rapports de forces. Il décortique dans le détail la stratégie mercantiliste de la Chine. Féru d’histoire, Antoine Brunet sait aussi combien les acteurs peuvent peser sur le cours des événements. Et pour lui, l’évidence est là : les Chinois ont désormais la main. “La crise de l’euro à laquelle les Chinois ne sont pas pour rien a fourni à Pékin les moyens d’accélérer son projet hégémonique”, lance-t-il. Lucidité exagérée d’un économiste obsédé par son sujet ? En partie peut-être. Mais sans aucun doute un exercice salutaire par ces temps de “chinomania” aiguë et aveugle.
Au lieu de tenter de mettre en équation le monde, il aurait été bien plus utile de focaliser toute l’attention sur l’énorme pays totalitaire qui a surgi dans la globalisation : la Chine ! Comme toutes les puissances ascendantes, ce pays met en œuvre une stratégie de conquête basée sur un mercantilisme forcené. Or ce dernier n’est rien d’autre qu’une forme de cannibalisme économique passant par la formation de gigantesques excédents commerciaux au bénéfice du pays à la manœuvre et leurs symétriques, les déficits tout aussi gigantesques infligés aux rivaux. Par le passé, l’Angleterre, les Etats-Unis, le Japon ont successivement pratiqué cette politique de recherche permanente d’excédents par tous les moyens et artifices au détriment de leurs concurrents. C’est depuis quinze ans le tour de la Chine. En engrangeant des excédents, la puissance mercantiliste cherche à obtenir pour elle une croissance saine et robuste tandis que les pays déficitaires voient leur croissance s’affaiblir et devenir de plus en plus artificiel et problématique et s’exposent à la déstabilisation. Le mercantilisme est un système par essence déséquilibré : les pays excédentaires recueillent tous les avantages, les autres tous les problèmes. Les bons apôtres du “gagnant-gagnant” du libre-échange nous trompent. C’est une loi de l’histoire : les états créanciers finissent toujours par imposer leurs règles du jeu, et par se payer, en cas d’insolvabilité, en s’emparant des actifs réels des Etats débiteurs ou en s’emparant même de leur souveraineté.
La double option du capitalisme et du totalitarisme
Retour au capitalisme et totalitarisme politique : ces deux options, prise la première par Deng Xiaoping en 1978 et confirmée pour la seconde en 1989 avec les massacres de Tien an men, expliquent les succès économiques du pays obtenus par la Chine depuis lors. Un constat déchirant à dresser car il tend à prouver que le capitalisme totalitariste est plus efficace économiquement que le capitalisme démocratique. Quant à l’idée que le capitalisme porte avec lui l’avènement de la démocratie – l’élévation du niveau de vie de la population incitant cette dernière à exiger les libertés –, la Chine administre depuis 20 ans la preuve de son inanité. La population chinoise reste toujours terrorisée par un régime pour qui la préservation de son pouvoir a justifié dans le passé une répression monstrueuse. Le parti communiste chinois va mobiliser une stratégie tous azimuts avec un seul objectif : bâtir un rapport de forces international à l’avantage de la Chine.
La pression pour le maintien des coûts du travail au plus bas
L’arme essentielle est le maintien des coûts du travail les plus bas au monde. La Chine dispose en effet des coûts du travail exprimés en dollars bien plus faibles que n’importe quel autre grand pays émergent. Au Mexique, Brésil, Inde, Corée, les coûts du travail sont à peu près quatre fois plus élevés qu’en Chine. En affirmant que les coûts chinois étaient 40 fois plus faibles que dans les pays développés – ce que l’on a longtemps avancé –, on était très loin du compte. Un écart de 1 à 80 est bien plus près de la réalité si l’on en croit les chiffres donné en 2004 par un grand groupe manufacturier. Il est vrai que les salaires minimums ont été augmentés de 20 % en 2010. Une telle mesure ne modifie toutefois pas les ordres de grandeur. Le relèvement demeure on ne peut plus modeste et on ne sait d’ailleurs pas comment il a été répercuté dans l’échelle des salaires. Pas de quoi accréditer l’idée que le système est en train de changer de pied pour passer d’un modèle de croissance tirée par l’exportation à tout-va à une croissance tirée par la consommation intérieure. Cette dernière reste la portion congrue du PIB (de l’ordre de 33 %), une proportion d’une faiblesse sans équivalent dans les autres pays du monde. Cependant, les autorités chinoises sont tout sauf stupides. Elles sont attentives aux signes de mécontentement, d’où par exemple leur inquiétude face à la hausse des prix des loyers et de l’alimentation. Officiellement, l’inflation est de 5 %. Mais pour le petit peuple, la hausse du coût de la vie en fonction de sa consommation est plus proche de 10 %. D’où la concession sur le salaire minimum.
La performance chinoise consiste à tout faire pour conserver l’avantage compétitif des bas coûts salariaux en s’appuyant sur les ressources du totalitarisme. Le premier facteur – commun à tous les pays émergents – est un chômage rural énorme qui pèse sur la formation des salaires. Mais en Chine, la pression des zones rurales sur les zones urbaines et industrielles est amplifiée par le système des hukou et des min yang. Le hukou, c’est le passeport intérieur maintenu depuis Mao et les min yang sont les personnes titulaires de ce passeport intérieur mais qui ne disposent de quasiment d’aucun droit. Logés dans des dortoirs attenants aux usines, ils sont incapables de revendiquer. Une réalité propre aux régimes totalitaires. Le deuxième élément, c’est la politique de l’enfant unique, deuxième ingérence après le passeport intérieur dans la vie privée des gens. On est ici dans un scénario digne du 1984 d’Aldous Huxley. L’enfant unique est en effet à la base d’un “business model” de la famille spécifique : celui dans lequel les deux conjoints travaillent et confient la garde du petit enfant aux grands-parents : une configuration généralisée où deux salaires nourrissent seulement trois personnes, ce qui réduit considérablement la revendication salariale. Troisième facteur : l’absence de tout droit démocratique. Il n’y a eu aucune élection, ni nationale, ni locale, ni professionnelle depuis 60 ans. Aucun droit d’expression, d’association et de manifestation. Plus fort : le régime parvient même à instiller l’idée que la démocratie est un poison. Il s’appuie sur le relativisme et le confusionnisme en affirmant que les valeurs chinoises ne sont pas les valeurs occidentales et que le modèle totalitaire devrait même servir d’exemple à d’autres pays. La démocratie serait un système inopérant pour mettre en œuvre une vision de long terme, le rythme des élections imposant une gestion court termiste. Quant aux “droits de l’homme”, le régime les caricature comme la revendication de l’individualisme et leur oppose la subordination que chaque individu doit à sa famille et celle que chaque famille doit à la nation. C’est toute l’idéologie de la “société harmonieuse”.
Le verrou monétaire par le contrôle des changes
L’arme la plus décisive reste la monnaie, qui renvoie là aussi aux pratiques d’un Etat totalitaire. Une longue histoire. Il y a vingt ans, les autorités ont bâti un système leur permettant de stabiliser la valeur extérieure du yuan, non sans l’avoir préalablement fortement dévalué. Mais en cette matière, le dispositif essentiel a consisté à maintenir (en dépit même du retour au capitalisme en 1979) le contrôle des changes draconien qu’avait instauré Mao en 1949. Il s’applique à tous, résidents, non-résidents, à l’argent qui entre et qui sort. Et gare aux contrevenants. Ils sont menacés de très fortes amendes, de très fortes peines de prison et à l’extrême, à la peine capitale. De fait, personne ne se risque en Chine à “jouer” avec les yuans. Et pourtant le pays si immense, avec ses millions de kilomètres de frontières, autoriserait n’importe où ailleurs toutes les contrebandes. Mais rien de tel ici, tout le monde se plie à la loi. C’est que derrière la loi, c’est la terreur qui règne. La force du parti communiste chinois est de tirer les leçons des erreurs et des échecs des autres. En matière monétaire, le Japon, sous la pression américaine, a abandonné le contrôle des changes en 1980. Cela ouvrit la voie à la fameuse endaka, un processus de revalorisation du yen, résultant d’entrées massives de capitaux américains orchestrées par Washington qui mirent à genoux l’économie nipponne. Et voilà comment se débarrasser d’un concurrent devenu trop gênant. Analysant cette expérience, les Chinois se sont juré qu’on ne les y prendrait pas, d’où le maintien de ce contrôle des changes. Quant aux devises encaissées par les exportateurs chinois et celles reçues pour financer les investissements directs étrangers sur place, c’est la Banque centrale chinoise qui les rachète aux opérateurs chinois contre yuans sur la base d’un cours administré. Cela vaut pour le dollar mais aussi pour l’euro, le yen, le won, le real. Voilà qui ferme pour longtemps tout mouvement de réévaluation du yuan.
Les termes d’un pacte inégal
Disposant des coûts horaires du travail les plus bas possible dans le monde, la Chine est parvenue à attirer les entreprises multinationales sur le sol chinois sous de multiples modalités : sous-traitance, joint-ventures. Du point de vue de la pure rationalité économique, il est difficile de blâmer ces entreprises d’utiliser un système mis à leur disposition. L’erreur se situe en amont. Elle incombe à quelques groupes comme Wal-Mart, Apple, Motorola qui ont exercé un lobbying surpuissant pour convaincre l’administration Clinton d’accepter l’intégration de la Chine à l’OMC, Washington se laissant fléchir facilement au nom du libre-échange, une faiblesse coupable. Car une fois la porte ouverte devant elle, la Chine s’est trouvée devant un boulevard, attirant les multinationales du monde entier par des perspectives de rentabilité inégalées. Le machiavélisme des Chinois est tout entier ici : ils ont “topé” avec les multinationales via les gouvernements au détriment des intérêts des populations occidentales. Et à chaque fois, les Chinois sauront prendre appui sur le lobby prochinois américain pour étouffer toute velléité de réaménager les règles. Cette capacité d’un pays à organiser une divergence d’intérêt au sein des pays tiers – Apple, Wal-Mart d’un côté, la population américaine de l’autre – est sans précédent dans l’histoire mondiale. Ils sont parvenus à exploser l’axiome constitutif de la symbiose américaine – le fameux “ce qui est bon pour GM est bon pour les Etats-Unis”. Car objectivement, l’intérêt de Wal-Mart à pactiser avec la Chine ne correspondait absolument pas à celui de l’Amérique et de la population américaine. Que pèsent en effet les quelques gains de pouvoir d’achat résultant de l’achat de produits chinois importés moins chers face aux cohortes d’emplois définitivement perdus ?
L’Occident pris au piège chinois
Washington s’est pris au piège chinois. A partir du début des années 90, les Américains ont cru pouvoir user de leur soi disant “begnin neglect”, cette facilité réservée au pays émetteur de la monnaie mondiale de tolérer des déficits extérieurs sans dommage. Mais ce qu’ils n’avaient pas prévu cette fois c’est que la source de ces déficits, au lieu de provenir de multiples pays, se serait concentrée sur un seul, la Chine. Si bien que l’économie mondiale se réduirait à cette équation : déficits américains = excédents chinois. Idem pour bon nombre d’autres pays qui certes vont voir quelque peu augmenter leurs ventes vers la Chine mais dans des proportions sans commune mesure avec l’accroissement de leurs importations de produits chinois. Ne nous trompons : les pays occidentaux constituent le débouché de la production chinoise bien plus que la Chine ne leur sert de débouchés. Meilleure preuve, la part de marché mondiale croissante de produits manufacturés “made in China”. Et la dynamique est bien lancée. Electronique, téléphonie mobile, panneaux solaires, éoliennes, trains à grande vitesse… : la Chine occupent le terrain sur tous les marchés porteurs à venir. Cette situation produit des effets extraordinairement déstabilisateurs sur à peu près tous les pays occidentaux qui sont accablés par des déficits avec la Chine à l’exception d’une poignée (essentiellement Japon et Corée du sud). Les effets de cette déstabilisation ont commencé à se faire sentir durement à partir de fin 2001, date d’intégration de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce, après l’aval donné fin 1999 par l’administration Clinton. En très peu de temps, le déficit commercial américain double de taille, passant de 3 à 6 % du PIB et l’ensemble des pays du G7 passe alors d’une situation d’équilibre à un déficit commercial de 3 %. Une variation que d’aucuns considèrent alors comme anodine alors qu’elle va être tout simplement le facteur déterminant qui, avec un délai de maturation de cinq ans, provoquera la crise du G7 en 2007. Car quand un pays subit un déficit extérieur de 3 % de son PIB, il est obligé, pour maintenir une croissance trimestrielle de 1% de son PIB de rendre sa demande intérieure supérieure de 4% au PIB du trimestre antérieur.Comment ? En créant et en renouvelant un écart égal à 4% du PIB entre l’endettement et l’épargne du pays. C’est cette martingale qu’avaient cru pouvoir jouer impunément les apprentis-sorciers que furent Greenspan et Bernanke. Ils abaissèrent fortement et durablement le prix de l’argent entre 2002 et 2007 pour décourager l’épargne et stimuler l’endettement. Et voilà comment un peu partout, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, les compteurs de l’endettement se sont mis à s’affoler. On connait aujourd’hui la fin de l’histoire : des pays occidentaux exsangues et en pertes d’emplois accélérés. Derrière les délocalisations – phénomène assez marginal si on les réduit stricto sensu aux seuls véritables déménagements d’usines existantes – le plus déstabilisant est l’exacerbation d’une pression concurrentielle qui condamne des pans entiers de notre industrie et qui concentre les investissements manufacturiers sur le seul territoire chinois.
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